Carlos Païta est né à Buenos-Aires. Il suit les cours privés du compositeur Jacob Fischer avec lequel il étudie l'harmonie, le contrepoint, la fugue, l'orchestration et la composition. C'est avec Jan Nuechoff qu'il complète ses études pianistiques. Le jeune Carlos n'entrera jamais au conservatoire : déjà, son tempérament passionné et son caractère indépendant lui interdisent tout contact et toute « compromission » avec un enseignement rigide et conventionnel. Il fréquente avec assiduité l'opéra et les salles de concert de la capitale argentine, se constituant ainsi un vaste répertoire. Un jour, il rencontre celui qui devait le marquer pour toujours : Wilhelm Fürtwaengler dont il recevra, semble-t-il, quelques précieux conseils. Il donne son premier concert symphonique, en 1956, au théâtre Colon de Buenos-Aires. En 1963, il dirige le « Requiem » de Verdi en commémoration de la mort de J.F. Kennedy et obtient un formidable succès. Il quitte ensuite l’Argentine pour les Etats-Unis où il continue l’étude de la direction d'orchestre.


En 1966, il donne ses premiers concerts en Europe. C'est le début d'une carrière internationale qui paraît s'annoncer brillante, pourtant Païta, demeure un marginal. Il donne, en effet, relativement peu de concerts et semble n'enregistrer qu'avec parcimonie. Exigeant à l'endroit de la qualité des orchestres, de l'acoustique des salles ou encore du contenu des programmes, il semble lui-même se mettre quelque peu hors des circuits convenus et commerciaux. Ses concerts et disques deviennent des événements, rares et controversés qui ne laissent indifférents, ni le public ni la critique. Païta n’est pas de ceux qui se précipitent dans les studios pour enregistrer n’importe quoi, à toute vitesse, pour satisfaire la mode ou quelques impératifs purement mercantiles. Au contraire, il ne joue et n’enregistre que les oeuvres qu’il porte en lui comme des références imaginaires à un vécu intime inconnu. Les oeuvres sont toujours interprétées comme des répétitions cathartiques de la vie, de la sienne bien sûr, mais aussi sans doute de la nôtre...

Quelle est donc cette incroyable originalité de Carlos Païta? Si aucun chef d'orchestre ne fait l'unanimité et si leur célébrité est différente, les plans de carrière demeurent, à peu de choses près, identiques. L'ambition légitime de réussite et de reconnaissance, l'approbation d'une médiatisation nécessaire, les tournées dans le monde entier et la titularisation à la tête d'un grand orchestre font partie du parcours obligé pour parvenir à la notoriété, au succès et donc à la stabilité professionnelle. Pour ce qui concerne Païta, tout se passe comme s’il se cachait. Il est très difficile de faire la part des choses, et de savoir si la relative discrétion et l'irrégularité de sa carrière sont voulues ou subies. Il est évident que son esthétique, marginale et controversée, est à la base de ce parcours atypique, voire unique. Il est certain aussi que sa personnalité que l'on devine passionnée et misanthrope, l'oblige à agir ainsi. Il est sûrement très complexe d’être, à la fois, porté vers les autres pour leur communiquer une passion dévorante, et d’une nature intransigeante, voire méfiante ! Les relations humaines ne sont-elles pas la plupart du temps, surtout si l’on y inclut les nombreux malentendus induits ou générés, l’exercice savant et périlleux de la raison dialectique ?


L'art de Carlos Païta se caractérise tout d'abord par un total engagement dans les oeuvres qu'il choisit de diriger. Il donne l'impression de ne pouvoir jouer que la musique qu'il ressent et qui vit en lui, plus peut-être encore que celle qu'il admire esthétiquement. Chaque œuvre jouée l’est selon un dispositif subtil qui relève, à la fois, de la dramaturgie extravertie de l’opéra et d’une nomenclature des affects privée et mystérieuse. Le chef argentin n'arrange pas les partitions, contrairement aux apparences, mais il les dérange, au sens étymologique du terme. Autrement dit, il les bouscule pour les faire exploser, ou bien, il les déstabilise par d’invraisemblables et périlleuses simulations d’implosion ! Apparaissent alors d'incroyables fluctuations de tempo qui lui permettent d'extirper l'essence charnelle de l'œuvre, son souffle interne et ses passions inavouées. Il fait preuve d’une science bien particulière des timbres, aussi maîtrisée qu’intuitive. Il les torture, et ce sont des éclats tonitruants des cuivres. Il les renverse, et ce sont des thèmes secondaires mis en évidence jusqu'à l'étourdissement et des écarts de dynamique pharamineux. Il les flatte encore, et ce sont des sonorités uniques des cors et une présence énorme et inquiétante des cordes graves. On l'a compris, Païta dramatise tout ce qu'il dirige, extirpant de la musique ses secrets les plus enfouis et cette sensibilité frémissante, mystérieuse, universelle ou privée dont l’émotion devient alors le premier et l’ultime signifiant... Les moyens énoncés se retrouvent invariablement dans tous ses enregistrements et concerts. Ainsi, il est impossible d'affirmer que Païta a des partis pris de lenteur. La « Marche Funèbre » de la « Troisième Symphonie » de Beethoven est menée selon un tempo fluctuant qui sert un point de vue théâtral entièrement enveloppé et surdéterminé par le grondement lancinant des contrebasses, les écarts de dynamique et le travail chirurgical sur les seconds thèmes. C'est à la fois lent et rapide. Par contre, le dernier mouvement, comme ceux de la « Cinquième » et de la « Septième », est conduit à toute allure : c'est le cataclysme et sa brûlure. La présence hypertrophiée des cuivres rend irréversible et irrespirable cette atmosphère de drame. Païta le fait pénétrer l’auditeur par effraction dans l'univers de la passion, conçue et vécue comme l'ultime exutoire aux pesanteurs et douleurs de la vie. La musique devient alors destin, catastrophe humaine et expression. Elle nie, le temps d'un éclair, les trivialités de la vie. Son intensité est fabuleuse, et sa densité est celle du granit ! Expression sonore et métonymique des passions, elle sublime l'instant où elle est jouée pour mettre celui qui l'écoute dans un état d’incertitude émotionnelle extraordinaire, niant l'origine et le devenir de son temps intime. Il n’est pas question ici d’extase métaphysique ou de dislocation existentielle, mais de brûlure et d’angoisse. D’émotion à l’état pur ! Tel un diamant brut ! La musique se présente soudain comme le symptôme d’une fracture, réelle ou imaginaire, de l’être tout entier, d’un indicible mot ou d’une arrogante césure peut-être... Elle glisse alors de l’intime à l’universel, transformant n’importe quelle vie en destin, et sublimant toute histoire en signe ! Pour le maestro, l’interprétation doit rendre tout cela lisible et ductile ! Certaines brutalités, remarquées surtout dans les attaques, ne relèvent pas du hasard, elles font partie intégrante de l'art de Païta. Ainsi, le premier mouvement de la « Septième Symphonie » de Dvorak débute gravement avec le premier thème énoncé par les violoncelles et les contrebasses, une des phrases pourtant les plus austères qu'on puisse trouver chez le compositeur tchèque. Mais très vite, on ressent une intense charge d'énergie que Païta libère avec une soudaineté inouïe et une puissance surhumaine. Il attaque le dernier mouvement de la « Première Symphonie » de Mahler par un fortissimo dantesque pour une reconquête de l'optimisme perdu. Plusieurs tentatives sont nécessaires. La dernière, ponctuée de fanfares grandioses, précédées d'un brutal accord de ré majeur dont Mahler disait « qu'il était tombé du ciel, qu'il était venu d'un autre monde », sera la bonne.

Qui mieux que Païta a rendu compte de cela ? Le rôle des timbales est énorme. Leur présence envahissante et turbulente demeure à jamais dans la mémoire de l'auditeur. Païta exige de la part des timbaliers des crescendos vertigineux, des montées en puissance grandioses et furieuses. Ainsi dans le premier mouvement de la « Première Symphonie » de Brahms, où elles mettent en évidence une violence jamais évoquée dans la plupart des interprétations. Dans « La Mort de Siegfried » et « L'Immolation de Brunnhilde » , elles donnent l’impression physique de la perte et du fracas. Dans le quatrième et dernier mouvement de la « Huitième Symphonie » de Bruckner, leur rôle est décisif pour signifier toutes les tempêtes du monde et les drames personnels du compositeur. Quant au troisième mouvement de la « Pathétique », il clouera sur place tous les mélomanes trop habitués à écouter un Tchaïkovsky « tamisé » ! On ne peut imaginer, avant de l’avoir entendu, à quel point une dynamique d’orchestre peut être terrifiante et monstrueuse, quand elle est ainsi délibérément et savamment provoquée ! La présence de la grosse-caisse aussi est souvent démesurée : il faut écouter le « Dies Irae » du Requiem de Verdi ! Nulle part ailleurs, il est question d’un tel emportement ! ! Les bois sont traités de manière très particulière. Païta se livre avec eux, soit à une séparation des timbres d'une infinie délicatesse, soit à un alliage dont la subtilité relève de la plus mystérieuse des alchimies soniques ! Ils semblent jouer avec les autres timbres de l’orchestre, comme s’ils avaient un statut à part... Courtisans malicieux des cuivres et artisans modestes de leur mise en valeur, leur rôle est important, souvent décisif. Les Ouvertures de Rossini illustrent parfaitement ce traitement sonore et cette disposition quasi stratégique. Les contrebasses enfin, elles sont ce phalanstère souverain et gardien jaloux de l'expression du drame. Leurs outrances et leur présence envahissante font partie naturelle de la mise en scène sonore. Il faut écouter l'adagio final de « la Pathétique » ! La « Marche Funèbre » de « l’Héroïque » est d’une ampleur surhumaine, les sons graves dévorent l’espace du son, et leur autorité sans faille, surdétermine la nature du drame et l’idée de mort... Le second mouvement de la « Septième Symphonie » de Beethoven devient une gigantesque fugue se nourrissant de ses propres noirceurs abyssales pour croître et mourir dans une incroyable puissance. L’adagio, encore, de la « Huitième Symphonie » de Bruckner, le son hypertrophié des contrebasses et leur présence lancinante explique ces effets dramatiques inouïs…


Le maestro est, avec Glenn Gould et Léopold Stokowski, un des rares exemples d'outrance réussie dans l'histoire de l'interprétation. Son art échappe totalement à ces entreprises d'uniformisation dont même les plus grands ont beaucoup de mal à se dégager.

Texte: Max Trebosc